Les Commerces

Recueil en ligne d'histoires (fictives) sur le commerce de détail. Parution chaque lundi, à 16 heures. Par F.Benhaim.

Merci

Chers lecteurs,

Après près de trois ans, j’ai décidé de suspendre ce projet en tant que publication hebdomadaire. Dans les semaines qui viennent, je ferai des relectures et une compilation ajustée des récits publiés sur ce blog. Trois ans, cela représente près de cent cinquante histoires.

J’annoncerai aussi mes prochains projets ici ; vous pourrez les découvrir très prochainement. N’hésitez pas à en parler autour de vous et à revenir.

Et merci pour votre fidèle compagnie (vous avez été près de 1.700 lecteurs chaque année, lisant chacun en moyenne deux histoires).

Frédéric Benhaim.

Popcorn de luxe

C’est la guerre en Syrie, la tension dans les banlieues, la stagnation en Europe et la crise dans les BRICS.

C’est un moment compliqué pour les commerçants de la capitale. Dur d’être épicier (les superettes font une concurrence atroce). Dur d’être libraire (les libraires ferment les uns après les autres, face à la commande en ligne, aux chaînes et aux smartphone…). Dur d’être…

Mais de nouveaux « besoins » ne cessent d’être lancés. La loi de Say, comme diraient les manuels : l’offre créé sa demande.

Voici donc le magasin de…popcorn. La salle de spectacle est toute proche ; ça tombe bien. Bien sûr, comme toujours, comme pour les hot dog, comme pour les hambourgers, comme pour les cupcakes et les choux à la crème, on a repensé le concept. Comme à chaque fois, on a décidé de faire autrement. Au final, qu’est-ce qu’on vend. Des choux, des cupcakes, des hot dogs, du popcorn. Oui, mais avec passion… Le débat reste ouvert.

Nous voici devant la vitrine en pleine journée. Vous avez plein de variétés, sucrées ou salées. La base (le maïs) n’est pas un maïs comme les autres. Ici, on réinvente sans cesse, et comme une lessiveuse d’un genre particulier, la gastronomie française a ingéré une spécialité d’ailleurs pour la ressortir à sa sauce. Bien sûr, cette boutique participe à la boboïsation du quartier ; certains diraient la gentrification. Avant, dit-on, à cet emplacement, enfin, il y a fort longtemps, il y avait un pressing terne (un pressing ? mais pourquoi faire… ?!). D’un autre côté, hausse les épaules en opinant le passant, les bobos, ils ne peuvent pas tout conquérir. A force que tout le monde se fasse pousser la barbe, il n’y aura plus de hipsters à distinguer. On fera quelque chose d’autres, ou plutôt, ils vieilliront et les jeunes feront quelque chose de nouveau. En attendant, se dit le passant, en souhaitant leur accorder le bénéfice du doute, essayons les nouveaux popcorns. Dedans, dans un décor néo années 50 (encore un), façon fête foraine, un charmant vendeur et une charmante vendeuse (recrutés ailleurs que dans le quartier ?) attendent au comptoir.

Paris, le 16 mars 2015.

La galerie d’art

Au départ, les gens n’ont pas compris de quoi il s’agissait. Elle s’était installée dans une rue trop calme. Or le passage c’est tout, dans le commerce ; même dans celui de l’art. Il a fallu du temps pour se faire un nom. Ca a été dur.
L’art moderne, l’art contemporain attirent les foules au musée, mais dans une galerie, quand il s’agit de débourser et que l’artiste n’est pas fort connu, même s’il « monte », cela reste un défi. Il faut y croire. Il faut surtout, dit la fondatrice (ici, on est fondatrice, plus que patronne, ou, chef d’entreprise, peut-être parce qu’il s’agit des arts, peut-être parce qu’entrepreneur se dit surtout au masculin…) « accompagner le client ».

« Tout est fondé sur le relationnel, explique-t-elle. Il faut les connaître, eux et leur goût, anticiper leurs craintes, devancer leurs désirs inhibés. » Parfois, on ne sait pas qu’on va aimer une oeuvre, parce qu’on ne l’a pas encore rencontrée.

Tout est volatile, mortel dans le monde. Regardez ce qui vient d’arriver à Hatra et Nimroud. Pourquoi acheter encore ? Pourquoi collectionner ? C’est ce qu’elle se demande, elle-même, avec sa petite équipe de deux assistants, le matin en ouvrant l’ordinateur, un Apple très léger, posé sur une simple table de designer, elle-même  solitairement placée au fond de l’espace gris et blanc de béton poli et de peinture neige. « C’est un acte de foi. », conclut-elle, sur l’humanité, sur notre capacité créative, et peut-être, « un acte humain », pour pouvoir soutenir ceux qui créent, que tout tente d’empêcher.

« Parfois, je me demande moi-même pourquoi ils le font. » Mais je sais qu’à leur place la question ne se poserait pas.

Au fil des années, elle a vu arriver, lancé des artistes. Certains exposent toujours ici. C’est un cheminement, avec les artistes, avec les collectionneurs ; une petite communauté ; une famille. J’ai des dossiers sur lui, sur elle. Je connais leurs maîtresses, leurs amants. Mais ils en ont aussi sur moi. Et c’est ainsi qu’on avance. De moins en moins d’artistes passent la porte pour présenter des oeuvres ; tout passe par mail. On écoute peu de musique, dans le local ; la galerie a besoin de calme ainsi que le visiteur. Il y en a de toute façon lors des vernissages, et avec les années, la patronne met de plus en plus d’argent dans le buffet, parce qu’y’en a marre [de mal manger]. C’est déjà une affirmation politique : c’est pas parce que vous payez rien que vous mangez de la merde. Et c’est une éthique de l’accueil et de la relation client ; qui sait ce que l’autre peut faire pour vous, ou dire de vous, en bien et en mal ? Autant le soigner comme on se soignerait soi-même.

Le plus gros du boulot,  ça reste de monter l’exposition, de préparer les salons, de gérer les douanes… Avoir quarante oeuvres coincées à la frontière, c’est une des expériences les plus angoissantes qu’une galeriste puisse connaître. Ca ne va pas de soi. Et c’est déjà arrivé : l’expérience du stand vide, les confrères et consoeurs qui viennent vous demander ce qui vous arrive, avec un air de commisération. Les rendez-vous qu’il faut annuler.
Un jour elle arrêtera. Elle a quelques oeuvres chez elle, c’est bon. Elle n’a pas fait fortune ; ça va, mais y a pas de quoi pavoiser. Juste de quoi se payer des séjours en Italie —c’est l’essentiel—. Tant de gens sont dans le besoin, même dans ce métier. Gérer les coûts fixes. Je ne sais pas comment j’ai fait.

 

Paris, le 9 mars 2015.

Au lendemain du 8 mars, à toutes les femmes entrepreneures, galeristes, artistes, et à toutes les personnes mobilisées pour la défense et la promotion des droits des femmes dans le monde.

Le primeur souterrain

    Ce qui manque le plus, c’est la lumière du jour. En hiver, quand les journées sont courtes, on entre ici et on en sort de nuit. C’est une nuit éternelle et ça a quelque chose de très particulier. Quand je repense au pays, je suis ébloui, je n’en crois pas mes yeux d’avoir vécu dans tant de lumière.

Dans une station de métro éloignée de son lieu d’habitation en grande banlieue, le vendeur de fruits et légumes officie ici chaque jour, proposant des denrées fraîches dans cet univers de pierre et de ciment. Une explosion tropicale qui surgit au détour d’un couloir et rafraîchit la lueur des néons.  Parfois, vous vous arrêtez pour acheter une banane, parce qu’au fond c’est meilleur que d’acheter une barre chocolatée à la machine, et que vous en avez encore pour une bonne demie-heure.

Ici, à force de voir des millions de passants défiler, ils finissent par en reconnaître. Et comme dans toute boutique de quartier, il y a son lot d’habitués. Un vieil homme vient ici tous les matins et prend une pomme. Quelques dames font leurs emplettes sur le chemin du retour, c’est toujours ça de fait. On fait des promo en permanence ; on vend à la criée aussi, quand on a de la voix. C’est à mi-chemin entre le marché et le stand. Quelques spots éclairent les fruits d’une lumière jaune, chaleureuse, et rien que cela suffit pour attirer les passants égarés dans tant d’obscurité lumineuse. Nous sommes comme des mouches, répète-t-il en riant, il nous faut de la lumière. Bien placé pour le savoir…

Au loin, on entend, sous le bruit des pas, les musiciens postés à leur endroit, jouant tantôt de la musique chinoise traditionnelle, tantôt de la musique d’Amérique latine. En fait il y en a deux, et souvent ils se disputent le volume de leurs interprations respectives. On voit de tout, dans le métro, vous savez.

Il y a, comme de bien entendu, des promos sur les bananes cette semaine, sur les oranges, et un arrivage de mangues. On coupe les mangues et on offre des clementines à la dégustation. Les clients aiment bien. Goûter un fruit paraît naturel ; nous sommes loin des vergers mais le réflexe est toujours là. Bien sûr qu’il y a des voleurs, mais on sait y faire ! vante le vendeur, et puis, quand on n’y prend garde, il y a les rats…
Au Pakistan, son grand-père et son père étaient aussi vendeurs. C’est un métier, c’est un gène, dit-il en rigolant. Il y a toujours un Parisien qui traîne sur des pommes, c’est comme ça qu’il a appris à maîtriser le français.

Paris, le 1er mars 2015.

Le magasin de bérets

Quoi qu’on en dise, c’est le symbole du Français ; il est partout. Partout dans notre imaginaire, dans l’univers rêvé du bonhomme à la baguette en pull marinier. Il est sur la tête du gars au gros pif à qui la caricature fait refuser la réforme, peindre une Tour Eiffel ou manger du fromage. Le Monsieur-tout-le-monde de la Gaule éternelle, celle qui incorpore les nouveaux venus en leur mettant un béret sur la tête et en leur faisant jouer à la pétanque…. Hein ?!

Quoi qu’il en soit, ici c’est pas du béret de base qu’on vend. C’est du béret quali. Du béret de luxe, en quelque sorte. Le genre de béret qui ne se trouve pas sur la tête de votre grand-père. Oui, car ici, on a voulu le réhabiliter. Certes, il y en a qui s’y sont essayés dans les années 90. Vous vous souvenez des Kangol ? A n’en pas douter, la France reste l’un des premiers marchés au monde, et pour le créateur de cette boutique, il y a de la place sur le segment premium.

Mais passons sur le concept de marketing : décrivons le lieu. Ici, c’est parquet et fauteuil de cuir, ambiance Chesterfield. C’est étonnamment Nouvelle Angleterre pour un truc de franchouillard. Ou, disons, Cercle Inter-Alliés. Il y une jolie vitrine, une jolie boutique aux couleurs très masculines (« des sombres, c’est très masculin »). Les chapeaux sont exposés de manière éparse ; pas d’étagère.

Ils sont variés en couleur, du rouge au gris foncé, de la laine vermeille au tweed anthracite. Il y a de quoi faire. On vend aussi des cannes, mais c’est presque plus de la déco qu’autre chose. Il y a un tapis, rouge foncé, bordeaux, genre kilim, mais pas tout à fait. Ici, on n’épouse pas le genre, on l’essuie. De justesse. Pas la peine de s’y enfoncer, il faut être léger, il faut être partout mais n’être rien. Rien de caractérisable, rien qui puisse se nommer ; on échappe à la norme et à la définition. La moustache ancienne façon, nouvelle façon, du type qui s’assoit à la caisse. La typo années 50 de la vitrine (encore celle-là !). Les gants, les écharpes, les pull, entre le chic et le branché et le désuet, pour ne pas dire le ringard. Où est-on  ? Dans l’autre dimension, dans notre époque qui ne sait plus ce qu’elle est. On se croyait moderne, hein, on pensait ne plus vivre certaines choses, mais regardez le monde, finalement, on a l’impression de revenir au Moyen Age. Ca fait relativiser. Alors, les bérets osent les couleurs contradictoires, et jurer comme le rouge et le bleu. Ils peuvent être revisité ; ils peuvent même revenir à la mode. Dans ce monde incertain, on s’accroche à la tradition, en voulant la re-décorer, en espérant qu’en elle il y ait au moins du vrai. Les passants s’arrêtent peu car dans le quartier on met peu de bérets, mais on sait ici, qu’un jour, ils y viendront tous !

 

Paris, le 23 février 2015.
A tous les porteurs de béret, ancienne ou nouvelle façon.

Aux bières du monde

Il y a pas mal de bières sur les étagères de cette boutique, et elles viennent du monde entier. Bien sûr qu’on a les deux trois bières locales, look hipster branché, la typo années 50 qui s’impose. Bien sûr qu’on a ça, mais ça va beaucoup plus loin. On appelle comment une cave à vins… de bière ? La biérothèque ? La cave à cervoise ?

On dit que c’est bon pour la santé, le malt, le jus fermenté. Que ça entretient  la flore intestinale, que c’est nourrissant, qu’au moins c’est une eau qu’on peut boire, tout ça tout ça. On peut être santé et aimer la bière. D’ailleurs ça se prend aussi en cachets. Les magazines l’ont réhabilitée : votre partenaire, votre amoureux ou amoureuse avec son ventre rebondi, est en réalité un yogi. Vous découvrez la personne sous un autre jour. C’est elle qui avait raison…

Ici, on ne s’embarrasse pas de prétextes, on aime et c’est tout.

C’est drôle de voir les amateurs se succéder. Il y a les rockers, les Allemands exilés, les Russes, Tchèques, et Brésiliens (vous seriez étonnés, d’ailleurs on vend de l’Antarctica). Des Asiatiques mais ils ont déjà accès aux marques chinoise et japonaise assez facilement ; ce qu’on trouve plus difficilement, ce sont les marques thaïes, par exemple, ou coréenne. Car ici, on a vraiment de tout. Des spots à la lumière jaune, presque comme dans un théâtre, mettent ça en valeur : on dirait une collection de musée.

La bière est universelle, non il ne faut pas choisir entre elle et le vin, elle et le jus ou entre la bière et le bien-être. J’ai un client qui adore la bière et qui boit de l’eau de coco après son jogging. Ca n’empêche.
La variété est là : bières rousses, blondes, vertes ( à la spiruline, ça vient des Vosges !… les bouteilles, grandes, petites, moyennes et de toutes les couleurs avec une myriade d’étiquettes de toutes fantaisies, depuis l’allemande et la belge décorées de moines à la bière énergétique en passant par la mexicaine frappée d’un cactus. S’il fallait refondre les Nations Unies, on pourrait faire appel aux bières, a pensé le diplomate fatigué. Mais l’intérêt réel, dit la vendeuse, de tout ce manège, c’est la conversation permanente que l’on a avec les clients. Ils adorent en parler, et partant de là, on parle de tout : de leurs pays, de leurs origines, de leurs aspirations et projets de voyages. De leurs souvenirs. De leurs ruptures et de leurs amours, de leurs amis et de ceux qui l’aiment ou la détestent. Moi, y a rien à faire, quand c’est amer, je n’aime pas, explique-t-elle en rangeant quelques bouteilles dans les cageots qui servent d’étagère. Le bois fait du bruit ; il travaille en permanence, surtout le parquet, un peu vieilli, un peu rayé, un peu grisé par les pas et les livraisons. J’ai beau être vendeuse de bière. Du coup, je préfère celle-là. Faut assumer. Pas de figure obligée.

Paris, le 16 février 2015
A Alex, qui aime bien la bière.

Le magasin de fruits secs

En Californie, les fruits secs c’est un mode de vie : en rando (sachets santé), au petit-déj (granola), enrobé (raisins au yaourt), en vrac (sur le marché de producteurs). En Allemagne aussi, ça se vend au grand public dans une parure sportive, un peu comme si c’était des chaussures Adidas (vous savez, ces paquets jaunes qu’on emmène en montagne…). Le fruit sec, c’est la rencontre du randonneur bio et de l’Iftar. De l’Atlas et de Big Sur. De la tarte pomme amandes et du brunch au soja. C’est là que ça se passe, aux rayons du soleil qui dorent cette denrée de l’avenir (enfin, quand c’est fait à l’ancienne), nourriture des astronautes et des stations spatiales, des Dieux grecs et des Pharaons (on retrouve des figues séchées dans les pyramides), tendance délicieusement chic qui a débarqué dans nos restaurants branchés… Le magasin, lui, n’est pas branché, mais on s’en fout, car les gens qui y entrent le sont. Y a pas de fioriture sur la devanture, la police d’écriture est banale, en fait il n’y a rien d’écrit sur la vitrine. Ici, on n’a pas vraiment de vitrine : elle donne sur les rayons et tout est vendu en vrac.

Le truc avec le fruit sec, c’est qu’il passe partout, l’air de rien, avant de se faire remarquer : sucré, salé (en tarte ou en salade, ou avec le gibier, tout ça – voire le livre de recettes sur le présentoir). Le dimanche, le patron vend au marché, rive gauche, car autrement, il ne fait pas son chiffre.
Il faut voir que s’il a une « base » de clients adeptes, il y en a aussi qui s’y arrêtent, l’occasion d’en faire un goûter. « Ici, pas de pub ni d’emballage, que du bon produit ».

Pour attirer le passant, il multiplie les initiatives. Certes, on a la banane, l’abricot et la figue, mais maintenant, j’ai aussi de la mangue, du kiwi, des airelles, du goji, tiens, goûtez ça, c’est super bon à la santé, comme il dit… (Il est Vosgien, là-bas on dit « à la santé »…) Une dame, convaincue que le fruit sec est l’avenir de sa forme, repart avec une variété de petits sachets en papier. Son fromage blanc ne sera plus jamais le même.

Paris le 8 février 2015

La coutellerie

La solution pour offrir n’est pas toujours du côté du sucré ou de la cravate. Ici, on vend des objets pointus et saillants ; ceux pour lesquels la tradition oblige à rendre une pièce de monnaie, ne serait-ce qu’un centime. A premier regard, ce ne sont que des Laguiole et des Opinel, mais quand on s’y penche de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas que le local du boucher ou du baroudeur. Tout est en vitrine, ou presque. Pas de couteau en céramique ici ; attention, d’ailleurs, cela peut être dangereux, l’air de rien, ces machins.

Ici on vend pour les belles tables et les belles aventures ; le mondain le plus prestigieux côtoie les plus folles virées dans le désert—c’est comme si c’était d’un seul tenant—. Commençons par les arts de la table, comme on dit. Le plus impressionnant, ce sont les manches en ivoire de mammouth. De mammouth ? Oui, car la fonte du permafrost en Sibérie nous livre des mammouth entiers, et c’est pain bénit pour le luxe. Pas la peine d’abattre des éléphants, le climat nous livre leurs parents des neiges. Remarquez aussi les manches en bois d’olivier de tant de teintes différentes ; en définitive, les plus belles pièces viennent des parties les moins soupçonnées de la nature et des vergers. On n’y pense pas, aux couteaux, mais qu’ils sont beaux, alignés les uns à côté des autres ! Ca doit durer toute la vie, et ça va en machine, enfin parfois. Vaut mieux éviter avec les manches en bois et en corne. Et si on arrêtait la corne ? se demande un visiteur. Ils sont déjà morts, de toute façon. — Ce n’est pas une raison pour en encourager l’élevage, répond le végétarien.

Le débat continue. Du côté de l’aventure, un grand raffinement se dégage des couteaux de poche, des couteaux pliants, des aventuriers et des randonneurs. Je ne savais pas qu’on pouvait avoir autant de goût en mangeant son casse-croûte en forêt. Vous savez, certains marcheurs mettent un point d’honneur à n’employer que des belles choses. Peu mais plus beau, en quelque sorte.

Heureusement qu’on est en rez-de-chaussée à même la rue, dans un coin sombre ; si le soleil faisait face à la vitrine, on n’y verrait plus rien, certains soirs.

Quelques nouveaux modèles avec des couleurs fluos. Quelques modèles qui ressemblent à des jouets pour enfants, avec des couleurs de bonbon, de Smarties. Est-ce bien raisonnable ? C’est une autre marque,  c’est nouveau. Mais cela ressemble à un jouet, cela n’est-il pas dangereux pour les enfants ?

Pas de réponse…

Paris, le 1er février 2015.

A Sebastião Salgado, pour son travail sur les damnés de l’extraction.

Le coiffeur antiquaire

Dans le magasin, on écoute beaucoup de musique ; euh, je veux dire, dans le salon. Ou le magasin. (Ou le salon…)

La vitrine est, décidément, bien celle d’un coiffeur. Dedans, il y a bien des éviers, des chaises (anciennes, en bois, forcément) et un présentoir avec des shampooings de professionnel, que vous pouvez rapporter chez vous à bon prix. Il y a les miroirs coutumiers, et au fond, l’arrière-boutique où vous vous asseyez pour qu’on vous lave les cheveux. Les serviettes. Les photos de modèles désuètes, vous indiquant les bonnes coupes de cheveux des années 80 et 90, qui peuvent vous donner l’inspiration de votre prochaine coupe à la Etienne Daho. Remarque, ça revient à la mode ; peut-être que ça tombe bien. On a aussi un vieux tourne-disque ; ici, on écoute ce qu’on veut, mais on préfère sans la FM à deux sous qu’on entend dans les chaînes de coiffure. Dites-nous si vous avez une préférence. Quoi de plus normal, pense-t-on ici ? mais le normal, vous savez, ça dépend d’un endroit à l’autre. Les patrons sont d’abord coiffeur, et coiffeuse-esthéticienne, double compétence, elle-même doublée par trente ans de métier. Mais ils sont aussi passionnés de choses anciennes, et peu à peu, leur passion a envahi leur espace, s’est apposée sur leur vocation. Que vend-on ici ? de tout. Au départ, il y avait des bibelots de notre appartement, et peu à peu, on y a pris goût, raconte-t-elle. Moi, je collectionne depuis l’enfance. J’aime les bijoux surtout, les vases, les belles choses. Lui, il collectionne les affiches. (Sur le mur au fond, pas de photo de modèle d’autrefois, mais deux trois affiches de cinéma : Marcel Carné, Jean Cocteau, Jacques Tourneur—vous avez vu la Féline ? c’est un bar aussi maintenant, à Ménilmontant—).

Et puis, ça a rajouté du chiffre d’affaires. Point de vue coiffure, on a de la concurrence depuis quelque temps ; juste en face ! une chaîne a ouvert ses portes. Mais on a nos vieux clients, depuis toujours, dit-elle en soupirant et en tirant sur sa cigarette. Ici, c’est pas pareil, on peut boire le café, et acheter un vase ! rit-elle en vous l’expliquant. Moi j’ai acheté des chaises et je les ai fait repeindre, explique quelqu’un d’autre à qui on taille la barbe. On va rajouter un forfait « barbe » dans la vitrine Ils sont tellement nombreux, tout à coup.

Dans le quartier, autour de la placette, on se retrouve à quelques commerçants fidèles ; le boucher, à droite, d’ailleurs, il est de droite ; le bistrotier ; le boulanger et sa femme (ils tournent bien) ; la nouvelle, qui vend des vêtements pour enfants, des « créations » (on se demande comment elle fait). Une commerçante ambulante, qui vend du linge ancien, s’installe parfois sur le parvis, devant le café. Les gens de la chaîne sont sympa, mais ils tournent pas mal. On est bien mieux ici. Les murs sont jaunis par le tabac et le passage du temps et on circule de moins en moins bien dans le salon, mais après tout, qui dit qu’un salon de coiffure doit ressembler à une salle d’attente à l’hôpital ? On en a assez du blanc stérilisé ! lui a confié une vieille cliente qui rentrait d’un séjour au CHU. Paiement chèque, ou espèces, s’il vous plaît ; ici, on n’aime pas trop la carte bleue. D’ailleurs, personne ne l’aime, parmi les commerçants ; vous avez vu les frais qu’ils prennent ?!

Où cela ira-t-il, pour nous ? dans l’avenir, entre une activité et l’autre ? Nulle part ! s’exclame-t-elle (lui parle peu). La retraite, j’espère ! reprend-elle en riant.

 

A Sonja Fercher, Stéphane et Michèle Gartner.

Vienne, le 25 janvier 2015.

Le magasin d’argenterie

L’avoir chez soi ou à la banque. L’exhiber ou la cacher. La sortir pour les grandes occasions ou la léguer en l’état.

            Moi, je vous conseille de la sortir et de vous en servir, conseille l’une des propriétaires de cette boutique, où les gens ne se précipitent pas pour rentrer. La vie est courte. On meurt et après ?

C’est affiché en écriture cursive, à la française, à l’ancienne ; Argenterie neuve et d’occasion. Toutes les maisons sont ici, Christofle, Villeroy et Boch, même les fabricants de cristal… Ces dernières années les grands designers et même les couturiers s’y essaient mais pas toujours heureusement. Ici, on filtre selon le goût des propriétaires. Les arts de la table, comme on dit, sont ici ; l’argenterie est centrale à ceux-ci. Les objets qu’on expose ici, dans des vitrines, des étagères (certaines grimpent jusqu’au plafond), sur les tables d’exposition vont bien au-delà du couvert. La corne, le bois, le cristal, l’or mêlé à l’argent, tout est là. Bougeoirs, chandeliers, candélabres, cafetières, plats, cadres, coupes, jusqu’aux suites de table faites en miroir, pour poser des lampes ou des bougies ou encore des plantes. C’est sans fin. On se croirait chez Ali Baba. Bien sûr qu’il y a une alarme et que c’est protégé. On se croirait dans un grand Noël de famille. On croit voir le rôti nager dans le plat. La lumière de l’halogène dore la pièce et fait briller certaines pièces, ajoutée au soleil qui fait iriser jusqu’à la rue lorsqu’entrent ici les derniers rayons du jour.

Chaque objet a une histoire ; il faut prendre le temps de regarder ; plaisir des yeux, plaisir de la connaissance. Ceci, c’est du Napoléon III ; ceci, c’est exactement ce qu’on trouvait à Versailles. Ca, c’était une pièce que l’on emportait quand il fallait fuir, tout laisser derrière soi.

Il y a toujours moins dix pour cent sur tout le magasin ; à croire que cela fait partie du prix. Si vous cherchez une pièce particulière, je peux vous la chercher propose la patronne (son mari est absent aujourd’hui). Ils vont aux enchères, ils achètent au particulier ; la maison est établie depuis vingt ans. On travaillait mieux avant, mais ça va, on s’en sort. Ici, on parle anglais, allemand, et quelques mots de russe.

Les murs auraient besoin d’un coup de peinture fraîche, mais le parquet tient le coup. Dans l’ensemble, l’heure est à la vente, pas aux travaux. Est-ce que ça se perd chez les jeunes consommateurs d’Ikea ? On y reviendra !

 

Paris le 19 janvier 2015.

A cette dame qui m’a si gentiment accueilli et expliqué.